Inspirations

Alejandro Jodorowsky

« Qu’est-ce que vivre en poète ? D’abord ne pas craindre, oser se donner, avoir l’audace de vivre avec une certaine démesure. »

« (…) Je n’aimais pas le théâtre psychologique voué à imiter la « réalité ». Pour moi, ce théâtre dit réaliste était une expression vulgaire, dans laquelle, sous prétexte de restituer le réel, on cherchait à recréer la dimension la plus apparente mais aussi la plus creuse et grossière du monde tel qu’il est généralement perçu. Ce que l’on nomme en général « réalité » n’est qu’une partie, qu’un aspect d’un ordre autrement plus vaste. Ce théâtre soi-disant réaliste me semblait -me semble toujours !- faire l’impasse sur la dimension inconsciente, onirique et magique de la réalité. Or, encore une fois, la réalité n’est pas rationnelle, bien que nous le prétendions dans le but de nous rassurer. Les comportements humains sont en général motivés par des forces inconscientes, quelles que puissent en être ensuite les rationalisations. Et le monde lui-même n’est pas un endroit rigide mais un foisonnement d’influences mystérieuses. Ne retenir de la réalité que l’apparence immédiate, c’est la trahir et succomber à l’illusion, fût-ce sous couvert de « réalisme ». (…) Enfin, il m’est apparu qu’interpréter un personnage était inutile. L’acteur, me suis-je alors dit, doit tenter d’interpréter son propre mystère, d’extérioriser ce qu’il porte en lui. On ne va pas au théâtre pour se fuir mais pour reprendre contact avec le mystère que nous sommes. Le théâtre ne m’intéressait pas en tant que distraction mais en tant qu’outil de connaissance de soi. C’est pourquoi à la « représentation » classique, j’ai substitué ce que j’ai nommé l’ « éphémère panique ». (…) L’homme panique ne se cachera pas derrière des « personnages » mais essaiera de trouver son mode d’expression réelle. Au lieu d’être un exhibitionniste menteur, il sera un poète en état de transe (entendons par poète, non l’écrivain de bureau mais l’athlète créateur). »

« N’entortille pas le présent dans la tunique du passé. »

« L’acte poétique est un rappel à la réalité : il faut faire face à sa mort, à l’imprévu, à notre ombre, aux vers qui grouillent en nous. Cette vie que nous voudrions raisonnable est en réalité folle, choquante, merveilleuse et cruelle. Notre comportement que nous prétendons logique et conscient est en fait irrationnel, fou, contradictoire. Si nous regardions lucidement notre réalité, nous constaterions qu’elle est poétique, illogique, exubérante. (…) La société a mis des barrières pour que la peur et son expression, la violence, ne surgissent pas à tout moment. C’est pourquoi, lorsque l’on pose un acte différent des actions ordinaires et codées, il importe de le faire consciemment, d’en mesurer et d’en accepter d’avance les conséquences. Poser un acte est une démarche consciente visant à volontairement introduire une fissure dans l’ordre de la mort que perpétue la société, et non la manifestation compulsive d’une rébellion aveugle. (…) L’acte en lui-même implique que l’on renoue avec ce qu’il y a en nous d’obscur et de violent, d’inavouable et de refoulé. Quelque positif qu’il puisse en fin de compte s’avérer, tout acte va nécessairement charrier de la « négativité » (ce qui va dans le sens de la mort et de la destruction). L’important est que ces énergies destructrices qui, de toute façon, lorsqu’elles demeurent stagnantes, nous grignotent de l’intérieur, puissent être mises à jour dans une expression canalisée et transformatrice. L’alchimie de l’acte réussi transmute la ténèbre en lumière. »

« C’est en disparaissant totalement derrière les choses auxquelles il donnait vie qu’il était le plus vivant. »

« Nous n’avons la plupart du temps aucune idée de ce que peut être l’imagination, nous ne concevons pas l’étendue de ses registres. Car, outre la seule imagination intellectuelle, existe aussi l’imagination émotionnelle, l’imagination sexuelle, l’imagination corporelle, l’imagination économique, l’imagination mystique, l’imagination scientifique… Sur tous les terrains, y compris ceux que nous tenons pour « rationnels », l’imagination est à l’œuvre. Elle est chez elle en tout lieu. Il importe donc de la développer pour aborder le réel non plus à partir d’une seule et unique perspective étroite mais sous de multiples angles. D’ordinaire, nous envisageons tout selon le paradigme étriqué de nos croyances, de nos conditionnements. De la réalité, si mystérieuse, si vaste, si imprévisible, nous ne percevons que ce que laisse filtrer notre minuscule point de vue. L’imagination active est la clef d’une vision élargie, elle permet d’envisager la vie selon des points de vue qui ne sont pas les nôtres, de penser et de ressentir à partir de différents endroits. Voilà la vraie liberté : être capable de sortir de soi, franchir les limites de son petit monde pour s’ouvrir à l’univers. »

« Une seule fenêtre illuminée dévore toute la nuit. »

Anne Dufourmantelle

« Se dire que le combat est ici même, tout de suite, sans attendre. Que le retournement a déjà commencé, qu’il s’agit encore et toujours de naître, de rompre, de se séparer, de se délivrer. De s’ouvrir ainsi à ce qui arrive. A l’inouï de l’événement, c’est-à-dire à ce qui peut faire événement, toujours, pour chacun. (…) Aller tête nue sous l’orage et ne pas être troublé par l’averse, si violente soit-elle. (…) Et s’il s’agissait plutôt de se perdre dans la forêt, sans demander à quiconque la route à suivre, et s’il s’agissait, oui, de vouloir se perdre… ne pas se retourner sur ses pas, ne pas attendre la clairière à tout prix, mais plutôt que vienne la nuit, l’obscurité. (…) Être dans la présence de chaque détail comme un entomologiste de la sensation, de l’évanescence, de ce qui surgit, de moins pensable, du plus équivoque parfois. »

« Parfois, ne pas devenir soi, c’est précisément comme ne pas mourir. (…) C’est aller vers soi comme on va à la rencontre de l’amour. »

« L’enfance vivante en nous, c’est une (…) expérience de pure intensité, une sorte de drogue rare qu’une fois goûtée on a du mal à oublier. Une charge d’esprit qui procure une légèreté comparable à l’ivresse et une créativité intacte. (…) La folie rôde dans ses parages, c’est-à-dire le désordre, l’incohérence, le délire, les visions, le désir dans sa force (…), le pouvoir de recréation du langage, la capacité d’habiter le monde en n’importe lequel de ses points. C’est un risque de vivre par inadvertance, de laisser de côté tout ce qui a constitué ensuite nos valeurs, notre assurance, nos doutes, notre raisonnée sensation d’avoir su partager le bien du mal, ne serait-ce qu’un peu… (…) L’enfance est la seule expérience métaphysique que nous faisons tout en sachant là que notre vie, d’un coup, s’est retournée. Nous avons vu l’envers du monde. La doublure cachée, les coulisses. Puis il y aura l’oubli. (…) Son secret est partagé, il est confiant. Le monde lui parle et il parle au monde familier, et même aux fantômes. L’inconnu est apprivoisable, il le sait. Cette intime sécurité lui permet de penser, délivre ses rêves et son attente. (…) Nous avons été des enfants érotiques et nous ne le savons plus. Nous avons goûté le monde, nous avons touché et été touchés, nous avons écouté un bruit jusqu’à ce qu’il se confonde avec la nuit et nous enveloppe comme une voie lactée merveilleuse, nous avons bercé une feuille d’herbe, un caillou, un mot, des tas de choses impossibles à bercer, nous l’avons fait, nous avons traqué sous nos paupières à demi closes un signe de vie à l’envers, nous avons construit des passages, des signes, des alphabets, nous avons essayé de comprendre, dos à l’énigme et de nous raconter des histoires pour être moins effrayés. Et nous avons oublié cela. Cette énergie folle dépensée pour rien, pour quelques sensations fugitives et brûlantes restées sous la peau comme des augures non déchiffrés. »

« Une rivière trop longtemps retenue se perd en marécage. »

« Opérateurs du réel, le rire, le rêve ne marchandent ni le désir ni la liberté. Tous deux sont un mode de résistance inédit, une sortie de route, une intelligence de l’instant. (…) Ils font effractions hors de la trame quotidienne des jours, signes de résistance de l’humain face à l’inhumain. (…) Le rire connaît la peur mais il ne la soutient pas, comme le rêve qui nous permet in extremis d’échapper à nos assaillants. Il met à nu les machinations et force le trait jusqu’au point de retournement dans l’absurde. (…) Le rire ne cherche pas à avoir raison, le rêve non plus. (…) Ils brouillent les frontières de la nuit et de l’éveil, du lumineux et de l’obscur, du précis et du flou, témoins d’une possibilité d’invention et de résistance nouvelle qui subvertit la répétition du côté de l’inespéré. Ils font effractions, pendant un bref intervalle, vers ce qui n’a pas été déjà dit, déjà écrit, déjà signé, déjà détruit, nous offrant quelques signes magiques. »

« (…) Permettre à tout ce qui en nous enregistre, comprend, capte, entend, démêle, entremêle, ce qui en nous contient des informations sur plusieurs générations et a l’intelligence de multiples personnes, de plusieurs genres, animal et végétal (…), de penser, de rêver. »

« Risquer l’avenir, ce serait peut-être se demander comment s’attarder encore un peu… prendre, oui, du retard, rester un tout petit peu en arrière de la course folle des heures et des jours et des mois, des programmes et des listes, des attentes et des devoirs de tout ce qui est déjà rempli sans même que nous ayons à être là. (…) Risquer l’avenir serait alors une autre voie du ralentissement, du détournement, de ce qui s’attarde dans les coulisses, hors champ avant que tout ne se précipite (…). »

« La prophétie intime est perceptible à la voix intérieure au poète, au délirant, à la main du peintre qui trace, un peu avant qu’il la voie, une ligne de partage visible/invisible. »

« Le scandale est inapaisable, irréconciliable ; la ligne de fuite qu’il ouvre ne peut être refermée. Il n’est pas une option qu’on peut choisir (…). Il éclabousse la réalité autour, déplace les points d’appuis, les références, les lignes de barrages, les seuils de l’alphabet, il est un cercle qui s’évase sans qu’on puisse à aucun moment et par avance tracer la limite de ce qui le contiendra. Peut-être un espace de pensé gagné sur la barbarie, c’est-à-dire sur l’indifférence. »

« Risquer la révolution, c’est peut-être, à un certain moment, avoir atteint une limite au-delà de laquelle plus aucune pensée, liberté, amour, n’est possible et là, dans ce mouvement de volte qui dit non, qu’apparaisse une autre langue, un autre jour. C’est consentir à tout perdre. (…) Entrer dans ce mouvement où tout sera peut-être emporté nécessite une folie, une vision mais surtout une solidarité sans quoi aucune révolte n’entame quoi que ce soit. »

Jean Giono

« Les hommes ne peuvent pas se passer d’habitation magique. »

« Te voilà hérissé de soleil, libre de marcher dans les épines, et les épines cassent sous ton talon, et ta tête bourdonne comme un nid de guêpes… La source coule sur ton cœur comme sur une pierre de la forêt, et elle va polir ton cœur dans la juste forme des cœurs, et c’est un fruit vivant que tu vas maintenant porter dans ta poitrine, et le jus de ce fruit viendra sur tes lèvres… »

« À quoi bon toujours garder sa vie soigneusement comme une petite noisette douce ? Est-ce qu’on ne peut pas, un bon coup, la jeter toute entière du côté de ce qu’on aime ? »

« Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas la forme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nous allons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. (…) Nous n’allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteint du moment que nous avons tous nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu’ils contiennent, d’en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre. »

« L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branches des arbres et à travers lesquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. »

« On a l’impression qu’au fond les hommes ne savent pas très exactement ce qu’ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est accompagné d’une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c’est la bâtisse d’ombre qui compte. »

« la vie c’est de l’eau. Si vous mollissez le creux de la main vous la gardez. Si vous serrez le poing, vous la perdez. » 

« Il y avait les herbes d’amour. Il y avait la chair noire du lièvre faite avec le meilleur des collines. Il y avait la force du feu. Il y avait le vin noir. A tout ça s’ajoutait l’air qu’on mâchait en même temps que la viande – un air parfumé aux narcisses, car le petit vent venait du champ ; le ciel, le printemps, le soleil qui chauffait les coins souples du corps avec insistance – on aurait dit qu’il savait ce qu’il faisait – il chauffait le tendre des aisselles, les ruisseaux de devant le ventre et la cuisse qui se rejoignent – juste là ! – (…) Il y avait que tout avait soudain odeur et forme. Le plateau tout entier suait son odeur de plateau. On était comme installé sur la large peau d’un bélier. (…) Le sang battait fort. Les batteurs de tambours de danses n’étaient plus cachés sous les arbres. Ils avaient fait un bond hors des lisières. Ils battaient leurs tambours à l’air libre. Tout le ciel en sonnait, tous les échos en sonnaient. On avait la tête pleine de ce bruit de sang. On avait envie de danser. Non pas danser face à face et debout avec la musique comme on fait d’ordinaire, non. Danser comme cet incessant tambour du sang le demandait. On ne savait pas bien comment, mais danser et être libres. »

« Ai-je trouvé la joie ? J’ai trouvé ma joie. Et c’est terriblement autre chose. »

Antoine de Saint-Exupery

« Je me sens paysan des étoiles. »

« Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit la paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière (…) Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as bien assez de mal à oublier ta condition d’homme (…). Nul ne t’a saisi par les épaules quand il en était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi, ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitaient d’abord. »

« La question que je me pose n’est point de savoir si l’homme, oui ou non, sera heureux, prospère et commodément abrité. Je me demande d’abord quel homme sera prospère, abrité et heureux. »

« Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieue, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne sentent pas, comme les fourmis à l’usage qui en est fait. De quoi remplissent-ils, quand ils sont libres, leurs absurdes petits dimanches ? »

« Ce pour quoi tu acceptes de mourir, c’est cela seul dont tu peux vivre. »

« (…) Toutes les aventures se valent à condition d’être éprouvées. Des gens peuvent être mêlés aux évènements les plus extraordinaires sans que cela leur soit l’occasion du moindre enrichissement spirituel. Ils n’ont donc pas eu d’aventure. »

« (…) Je ne sais pas comment bâtir mon pont entre le monde informulé et la conscience. C’est un langage que je dois m’inventer. »

« (…) Les contradictions ne sont que balbutiements d’un langage qui ne peut encore saisir son objet. Quiconque craint la contradiction et demeure logique tue en lui la vie. »

« Il ne s’agit pas de moi, je ne suis que celui qui transporte. »